Lettre ouverte de la Plateforme L.E.S.Musulmans adressée aux sénatrices et aux sénateurs
Paris, le 7 juillet 2020
Mesdames les sénatrices, Messieurs les sénateurs,
La Commission d’Enquête sur la « radicalisation islamiste » s’est achevée le vendredi 19 juin dernier. Vous serez probablement amenés à en discuter les principales conclusions et propositions dans les prochaines heures. Nous saluons tout d’abord la volonté du Sénat de se saisir de la question avec l’ambition première d’observer, et d’analyser le phénomène de la radicalisation. Comme tous les citoyens, nous sommes sensibles aux questions de sécurité intérieure et de vivre ensemble, auxquelles touchent ces sujets. Problème : derrière le nom générique de cette commission qui devait permettre de définir et d’adresser une problématique claire, nous avons eu droit à un procès politique surréaliste, visant les musulmans et aboutissant, hélas sans surprise, à une somme de contre-vérités et de propositions toutes plus liberticides et contraires aux valeurs républicaines les unes que les autres. En effet, au-delà du ridicule des quelques propos relayés dans les médias – un effet polémique recherché lorsque l’on reçoit des polémistes comme Mohamed Sifaoui ou Zineb el Rhazoui (« Les Frères Musulmans sont aux portes du pouvoir ») – c’est en réalité la totalité de la commission qui a été le lieu d’un florilège de propos approximatifs et alarmistes, souvent d’une violence inouïe à l’égard des musulmans. Loin de traiter de la question de la radicalisation, les débats se sont cristallisés sur les tropes privilégiés de l’islamophobie et du racisme anti-musulman, qui traversent certaines de nos élites politiques et médiatiques, faisant le jeu des extrêmes.
Si l’intitulé de la commission nous fait croire qu’elle porte sur la « radicalisation islamiste », aucune définition précise ne sera apportée durant les débats. Très rapidement, les propos glissent. Ce n’est plus de l’islamisme dont il s’agit mais de l’islam et des musulmans eux-mêmes, comme le revendique, avec approbation de l’auditoire, l’un des intervenants :
« L’Islam s’est radicalisé, dans la mesure où une grande partie des musulmans observe l’ensemble des préceptes théologiques »
Michel Aubouin, audition du 3 mars 2020
Tout ou presque de ce qui fait partie de l’identité visible du musulman de France est ainsi vu sous le prisme de la radicalité : la consommation du halal serait une invention incompatible avec les valeurs de nos sociétés démocratiques, se passer le “salam” (bonjour, paix) serait une expression à connotation islamisante, la circoncision une pratique ancestrale à bannir de France, avec des conséquences gravissimes sur toutes les communautés religieuses, si ce cadre d’analyse devenait structurant au sein des deux chambres.
L’objectif est dès lors clair : parvenir à faire de toute différence – dont nous considérons profondément qu’elle est une richesse pour la France – un signe de radicalité. Les auditions de la commission invitent à analyser tous les faits et gestes des musulmans, à « être prudent » et à « ne pas se laisser berner ». Ce raisonnement simpliste n’a qu’une seule vocation : valider l’obsession d’un “complot musulman” visant à islamiser la France.
« Vous avez dit qu’après les mosquées, il vous fallait construire des écoles. Cela montre qu’il y a un projet de l’islam dans ce pays. Quelle est la prochaine étape ? »
Jacqueline Eustache-Brinio, audition de Makhlouf Mamèche du 11 mars 2020
« Il existe aussi des cours d’arabisation – cheval de Troie pour l’islamisation des enfants et des mineurs, ainsi qu’un calendrier culturel et événementiel organisé en arrière-plan par les consulats pour freiner le processus d’intégration et d’assimilation. »
Youssef Chiheb, audition du 3 décembre 2019
Là où nous étions en droit d’attendre de la commission un niveau d’exigence et d’impartialité élevé, d’autant qu’elle a duré plus de 6 mois, celle-ci s’est au contraire abandonnée à des discours explicitement racistes parfois, médiocres souvent, populistes toujours.
→ Fact Checking ←Durant toute cette période, une équipe s’est penchée sur le décryptage méthodique et l’analyse des propos tenus, dans le détail. De nombreux passages ont été relevés et pourront vous être partagés sur demande. Mais voici, à titre d’exemples, deux passages édifiants et représentatifs des contre-vérités et approximations que vous pourrez lire en parcourant la vingtaine d’auditions publiées à ce jour :
Il y aurait donc, à en croire cet intervenant convié justement pour ses opinions, une démarche délibérée de retrait des jeunes femmes musulmanes du sport (et non bien sûr d’exclusion de ces femmes, comme celles-ci le déclarent souvent). Les chiffres de l’INJEP de 2018 nous dressent pourtant un tableau bien différent : ainsi, l’Ile de France avec un taux de féminisation de 38% est au-dessus de la moyenne nationale à 37%. La Seine-Saint-Denis affiche un taux proche de la moyenne nationale à 36% ! Exploit au vu du sous équipement en sports plébiscités par les femmes comme l’équitation (2 fois moins d’établissements pour 100km2 que les autres départements de petite couronne). Rappelons également que le sous équipement est endémique dans le département. Malgré cela, la commission a préféré pointer du doigt l’Islam et les Français des quartiers populaires, plutôt que de dresser une analyse structurelle sur la base de ce que les acteurs de terrain réclament depuis des années : des moyens. Admirez avec quel mépris :
Là encore, on voit comment un problème bien réel (l’accès au sport pour toutes et tous) est cadré sous un angle performatif (“le désengagement sportif des femmes portant un foulard – qui n’est pas avéré – est-il une manifestation anti-Républicaine?”), qui permet ensuite de mettre en cause les citoyens de confession musulmane et les quartiers populaires, sans adresser l’évidence: il faut des moyens supplémentaires pour développer des infrastructures et une politique inclusive rassemblant les citoyens de toute confession et de toute appartenance autour du sport de leur choix.
Effectivement, on peut “imaginer”. Pourtant les faits sont têtus. Une simple recherche internet aurait permis à nos intervenants créatifs de comprendre que ce n’est pas un influenceur qui a mis l’entreprise Doux en difficulté, mais plutôt la concurrence du poulet brésilien et le niveau trop élevé de l’Euro. Le groupe a également été condamné par le tribunal administratif de Rennes pour avoir exporté des poulets congelés avec une teneur en eau trop importante. Quant à l’implication des consommateurs musulmans dans leurs choix alimentaires, inutile de préciser qu’en démocratie libérale, le droit à l’information permettant un choix avisé ainsi que le droit de choisir entre des produits et services de qualité, à des prix compétitifs font partie des droits fondamentaux du consommateur, quelle que soit sa confession ou son appartenance. |
Ces deux exemples sont loin d’être anecdotiques. Presque la totalité des 19 auditions rendues publiques sont en réalité truffées de propos mensongers et manipulateurs qui viennent justifier la mobilisation et souvent le dévoiement de tout l’arsenal sécuritaire antiterroriste, pour contrôler ou réprimer toute tentative d’existence collective, comme par exemple fermer les écoles sur la base de fausses raisons, de contrôler voire d’interdire la littérature islamique, ou de signaler toute personne qui présenterait un « risque ».
Ici un fonctionnaire explique, dans le plus grand des calmes, comment il détourne le droit et les règlementations à des fins politiques, pour faire fermer des établissements :
« Au cours des 37 inspections que nous avons menées l’année dernière, jamais un rapport n’a justifié une fermeture liée à des questions d’éducation nationale. Nous avons ainsi utilisé des motifs tels que la conservation d’aliments non filmés dans un réfrigérateur pour fermer des établissements. »
Daniel Auverlot, audition du 26 février 2020
Là un ministre envisage de s’ingérer directement dans la vie des familles musulmanes :
« Cela rejoint la logique d’une vision complète du temps de l’enfant pour partager ensemble ce qui se passe pour l’enfant et ce qui se passe dans son environnement. Je suis de plus en plus favorable à une vision de ce que l’emploi du temps de l’enfant serait vu pas seulement sur les heures de cours mais aussi dans ce qui se passe dans sa vie. Aussi le mercredi et le Week end. »
« Nous avons souhaité que les faits soient signalés, faciliter les signalements c’est déjà se donner les moyens de le faire. […] Mon message depuis le début a été de dire que tout le monde devait être en situation de signaler. Il y a donc un formulaire en ligne pour le personnel de l’éducation nationale qui permet de saisir l’inspection académique sans passer par la voie hiérarchique. Tout un chacun peut signaler un problème de radicalisation islamiste dans sa vie professionnelle quotidienne. »
Jean-Michel Blanquer, audition du 18 juin 2020
En tant que citoyens Français, nous vous interpellons pour vous témoigner tout d’abord de notre inquiétude vis à vis de l’impact médiatique et politique que pourrait avoir un rapport et des propositions de lois qui, vous l’aurez compris, ne seraient fondés en réalité que sur des propos sans aucune valeur scientifique et sur une volonté délibérée de mettre en cause nos concitoyens musulmans. Nous vous interpellons également pour vous dire notre inquiétude d’entendre et de voir, au sein de la Chambre Haute, un tel manque de culture et autant de préjugés sur les questions liées à l’Islam. De même, nous sommes choqués de voir que la laïcité, principe fondamental de droit, a pu être instrumentalisée ou considérée insuffisante, encore une fois en faisant des musulmans un sujet d’exception. Enfin, nous sommes atterrés de voir l’influence de polémistes dépasser les plateaux de télévision et venir abreuver de haine les élus de la République. Que de tels débats aient lieux dans des cercles d’extrême droite ou sur des plateaux TV en quête d’audience polémique est une chose. Que ces débats aient accès au Sénat et reçoivent une quelconque validation républicaine en est une toute autre. Peut-être qu’il est enfin temps d’écouter les Français de confession musulmane vous parler, de comprendre leurs préoccupations et de défaire certains préjugés qui gagneraient, pour l’intérêt supérieur de tous, à être battus en brèche. Car comme vous le rappelez souvent à juste titre : vous êtes les représentants et vous agissez pour le bien de tous les Français, quelle que soit leur confession.
La Plateforme L.E.S.Musulmans